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Le chagrin devient si aisément colère, et la vengeance l’emporte sur les arguments.
L’Empereur Padishah HASSIK III,
Lamentation pour Salusa Secundus.
Sous une des coupoles de sa Résidence d’Arrakeen, Hasimir Fenring était plongé dans la contemplation d’un puzzle holographique où des formes géométriques, des sphères, des cônes, des tiges verticales ou horizontales étaient censés s’assembler et s’équilibrer… à la seule condition que les potentiels électroniques soient judicieusement disposés.
Durant sa jeunesse, il avait pratiqué ce genre de jeu avec Shaddam, à la Cour Impériale. Il avait souvent gagné. En même temps, il avait appris la politique, le jeu des pouvoirs – beaucoup plus, en fait, que le Prince Héritier lui-même. Et Shaddam le savait.
En l’expédiant sur Arrakis, il lui avait dit : « Hasimir, tu me seras bien plus utile loin de la Cour. Je veux que tu ailles surveiller ce que font les Harkonnens pour t’assurer qu’on ne touche pas à notre ressource en épice. Je ne me fie pas à eux. Du moins jusqu’à ce que ces maudits Tleilaxu mènent à bien le projet Amal. »
Le soleil jaune filtrait par les grandes baies, déformé par les champs des boucliers qui protégeaient la Résidence de la chaleur torride et des attaques toujours possibles. Fenring, depuis dix-huit ans, n’avait jamais pu se faire aux températures extrêmes de cette planète. Mais il avait réussi à imposer son pouvoir. Et dans la Résidence, il disposait de tout le confort, tout le luxe et les plaisirs qui lui étaient nécessaires pour survivre dans ce trou poussiéreux et calciné. Il assumait avec plaisir, désormais, sa tâche de « tsar de l’épice », selon l’expression de Shaddam.
Il déplaça un segment scintillant au-dessus d’un tétraèdre, faillit le lâcher, puis le rééquilibra avant de le poser avec précision dans le puzzle.
C’est cet instant que choisit Willowbrook, le chef de sa garde personnel, pour entrer en toussotant, mettant fin à la concentration de Fenring.
— Rondo Tuek, le marchand d’eau, sollicite une audience, mon Seigneur.
Willowbrook paraissait constamment mâchonner, comme préoccupé par un problème, sans doute pour détourner la colère de Fenring.
D’un air agacé, le Comte Fenring éteignit le puzzle.
— Et que veut-il, hmm ?
— Il s’agit d’une affaire personnelle, selon lui. Mais il insiste sur son importance.
Fenring tapota d’un air impatient sur la table. Le marchand d’eau n’avait jamais demandé une audience privée. Qu’est-ce qu’il pouvait vouloir ?
Ou bien : que sait-il ?
L’étrange personnage qu’était Tuek se montrait souvent lors des fêtes, des cérémonies et des banquets. Conscient que Fenring était le véritable représentant du pouvoir, il lui fournissait de l’eau en quantité extravagante, bien plus qu’il n’en accordait aux Harkonnens de Caithag.
— Il excite ma curiosité. Faites-le entrer et veillez à ce qu’on ne nous dérange pas pendant un quart d’heure. (Fenring plissa les lèvres et ajouta :) Hmm… ensuite, je déciderai si vous devez ou non le reconduire.
L’instant d’après, Tuek entra d’un pas vif en passant nerveusement la main dans ses cheveux grisonnants, le front luisant de sueur. Il s’inclina, le visage rougi par l’effort. Fenring sourit, satisfait que Willowbrook ait obligé son visiteur à monter l’escalier plutôt que de l’inviter à prendre l’ascenseur privé.
Il ne quitta pas son bureau et ne fit pas signe à Tuek de prendre un siège. Le marchand d’eau portait une toge argentée avec un collier voyant de chaînons de platine, sans doute un échantillon de l’art d’Arrakis.
— Vous avez quelque chose pour moi ? s’enquit Fenring. Ou bien attendez-vous quelque chose de moi ?
— J’ai un nom à vous donner, Comte Fenring, fit Tuek sans ambages. Quant à ce que je demande en retour… (Il haussa les épaules.) Je pense que vous me paierez ce que cela vaut.
— Pour autant que vos espérances soient raisonnables. Quel est ce nom. Et pourquoi m’intéresserait-il ?
Tuek se pencha vers lui comme s’il allait tomber.
— Ce nom, vous ne l’avez pas entendu depuis des années. Je pense que vous allez être très intéressé. En tout cas, l’Empereur le sera, lui.
Fenring attendait avec une certaine impatience.
— Cet homme s’est montré très discret sur Arrakis. Même s’il a fait de son mieux pour vous créer des ennuis. Il entend se venger de la Maison Impériale, même si, à l’origine, il tenait le seul Elrood IX en inimitié.
— Oh, tout le monde s’est querellé avec Elrood, dit Fenring. C’était un vieux vautour détestable. Qui est cet homme ?
— Dominic Vernius.
Fenring se redressa, avec une lueur nouvelle dans ses grands yeux.
— Le Comte d’Ix ? Je le croyais mort.
— Vos chasseurs de primes et vos Sardaukar ne l’ont jamais retrouvé. Il se cachait ici, sur Arrakis, avec quelques autres contrebandiers. Je travaille un peu avec eux, de temps en temps.
Fenring pinça le nez.
— Et vous ne m’en avez pas informé ? Depuis combien de temps savez-vous cela ?
— Mon Seigneur Fenring, dit Tuek d’un ton trop respectueux, c’est Elrood qui a signé l’acte de vendetta contre la Maison renégate et il est mort depuis bien des années. Pour autant que je sache, Dominic n’a rien fait de mal. Il a presque tout perdu… et puis, d’autres problèmes requéraient mon attention. Bien sûr, à présent, les choses ont changé. Il était de mon devoir de vous en parler, car je sais que vous êtes dans la confidence de l’Empereur.
— Et qu’est-ce qui a changé, au juste, hmm ?
Tout au fond de l’esprit retors de Fenring, des rouages tournaient déjà. La Maison Vernius avait été dissoute depuis longtemps. Dame Shando avait été tuée par les Sardaukar envoyés à ses trousses. Exilés sur Caladan, les enfants Vernius ne constituaient pas une menace.
Mais par contre, un Dominic Vernius en colère, vengeur, pouvait causer des ravages, et tout spécialement dans les grands déserts riches d’épice. Il fallait réfléchir.
— Le Comte Vernius m’a demandé de lui procurer un transporteur lourd. Il m’a semblé… très agité, comme s’il se préparait à frapper un coup majeur. À mon avis, il médite d’assassiner l’Empereur. Je me suis dit qu’il fallait que je vienne vous en faire part.
Fenring avait le front plissé.
— Parce que vous pensez que je vais vous offrir plus que ce que Dominic Vernius vous donne ?
Tuek leva les mains avec un sourire désabusé, mais ne protesta pas. Fenring sentit croître son respect pour le marchand d’eau. À présent, les motivations de chacun étaient claires.
Il porta un doigt à ses lèvres.
— Très bien, Tuek. Dites-moi où se trouve le Comte renégat. Avec des détails explicites, je vous prie. Et avant de partir, voyez mon comptable. Dressez une liste de tout ce dont vous avez besoin, de tout ce que vous désirez, de toutes les récompenses que vous pouvez imaginer – c’est moi qui choisirai en définitive. Je vous donnerai ce que j’estimerai être le prix juste pour cette information.
Tuek n’argumenta pas et se contenta de s’incliner.
— Merci, Comte Fenring. C’est un plaisir de vous rendre service.
Il avait à peine fini d’indiquer avec précision l’emplacement de la base des contrebandiers dans l’Antarctique quand Willowbrook réapparut, très exactement quinze minutes après l’avoir fait entrer.
— Ah, Willowbrook, fit le Comte, conduisez mon ami jusqu’à la salle du trésor. Il sait ce qu’il doit faire. Ensuite, ne me dérangez plus pour tout le reste de l’après-midi. J’ai bien des choses à régler.
Dès qu’ils eurent pris congé, Fenring se mit à arpenter la pièce en murmurant, souriant ou plissant le front tour à tour. Finalement, il réactiva le puzzle avec l’intention de se relaxer pour retrouver une meilleure cohésion mentale.
Fenring avait toujours adoré les complots, les machinations subtiles, les rouages secrets, et Dominic Vernius était un adversaire intelligent plein de ressources. Il avait échappé aux recherches de l’Imperium depuis des années et Fenring songeait que ce serait un plaisir que de laisser le Comte renégat participer à sa propre destruction.
Il comptait rester vigilant tout en tissant sa toile, mais il laisserait Vernius avancer son prochain pion. Dès qu’il aurait mis en place son plan, Fenring frapperait.
Oui, il était ravi à l’idée de donner à ce noble hors-la-loi la corde pour se pendre.